Page 16 - Cahier école de la SRF 4
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Pierre Salvadori
                  C’est très intéressant. Moi je ne fais pas de projections publiques pour voir s’ils rient ou
                  pas, mais pour re-convoquer mon attention. Parfois, au montage, on finit par perdre sa
                  concentration. Quand je suis dans la salle, je redeviens un spectateur, mon œil agrippe à
                  nouveau la pellicule. Parfois je pense qu’une chose est vachement bien et là, tout à coup,
                  je me sens hyper mal, non pas parce que les gens ne rient pas puisqu’ils peuvent rire à des
                  trucs auxquels je n’adhère absolument pas, mais parce que je me convoque en spectateur.
                  On finit par perdre son innocence à force de revoir les scènes, on peut aussi devenir
                  complaisant. C’est à ça que me servent les projections publiques, pas à obéir à une
                  injonction du rire de chacun, mais juste à se réveiller un petit peu, pour traquer
                  l’ennui, trouver les longueurs et retrouver de la rigueur. Parce que mon projet de
                  cinéma reste un projet destiné au public. Je fais des films pour le public.



                  Axelle Ropert
                  La comédie est un champ de force hyper rude, où on a une pression du public et de la
                  production qui me semble plus présente que dans les autres genres. Comment trouve-t-on
                  sa place dans ce rapport de force qui paraît, en tout cas de l’extérieur, particulièrement
                  violent ? Par exemple, Pierre, je pense à la mort de Gustave Kervern à la fin de Dans la
                  cour, qui n’est pas vraiment une péripétie de comédie. Comment as-tu fait pour l’imposer
                  à la production ?



                  Pierre Salvadori
                  Gustave Kervern porte cette mort depuis le début du film. Pour moi, à partir du moment
                  où ce personnage, ce musicien, quitte la scène et abandonne tout, il est déjà mort. Ça a
                  été très compliqué, un cauchemar, mais il devait mourir. Le sujet du film, c’est la tentation
                  du retrait et l’idée que c’est finalement la pire des choses à s’infliger. La mort de Kervern
                  choque Deneuve comme un défibrillateur, elle la ramène au monde, c’est ce qui était écrit.
                  Donc à partir du moment où, à la fin du film, j’enlevais ça parce que les gens étaient hyper
                  tristes ou en colère, c’était raté. Je me rappelle de jeunes femmes qui travaillaient chez le
                  distributeur et qui me disaient : « Ah mais c’est pas possible ! ». Ça a été un enfer, je doutais,
                  je  ne  savais  plus.  Je  me  posais  aussi  la  question :  «  Est-ce  qu’on  a  le  droit  de  tuer  un
                  personnage?». Et un jour, j’ai pris ma décision parce que Benoît Graffin, mon scénariste
                  habituel, m’a dit « On a besoin de la sidération que provoque cette mort pour entrer dans le
                  monologue de Deneuve à la fin ».
                  Lorsque j’ai pu expliquer ça au producteur et aux distributeurs, il n’y a plus eu aucun
                  problème. Mais bon, il ne faut pas se tromper de partenaires. C’est là que le fait de travailler
                  avec le même producteur depuis presque 30 ans prend toute sa valeur. Dans mon travail,
                  il y a des films comme Les Apprentis ou Dans la cour, qui sont plus des chroniques que des
                  comédies. J’essaie d’y distiller un peu d’humour, parce que j’aime le dialogue, j’aime la
                  drôlerie, parce que j’essaie de capter, de garder l’attention des spectateurs, et parce que
                  c’est un penchant. Mais ce n’est pas la même promesse que pour des films comme Hors
                  de Prix ou Après Vous. Je n’ai pas, d’une certaine façon, les mêmes obligations vis-à-vis du
                  public.
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