6 décembre 2013,
18h30. En traversant le quartier de Port-Royal, je m’en rends compte, je suis tendu. Ce soir, je présente dans le centre d'hébergement et de réinsertion social (CHRS) Georges Sand, mon premier court-métrage de fiction Ceux qui restent debout.
Le film raconte l'histoire de Sophia, une jeune fille de 25 ans qui se fait renvoyer du centre d'hébergement dans lequel elle vit. Elle erre alors dans les rues, appelant sans cesse le 115 avec l'espoir d'y trouver une place. Les coups de fil se succèdent, sans succès et l'angoisse monte, la peur, sans cesse croissante de se retrouver à la rue, de passer la nuit dehors et d'être aspiré par le béton de la ville...
Présenter un film est toujours un moment émouvant, à la fois excitant et angoissant. Mais là, je ressens une tension particulière, cette projection est pour moi très importante. C'est peut-être même symboliquement la plus importante. Contrairement aux longs-métrages, le public des courts se limite souvent à un cercle restreint d'initiés : les festivaliers, les sélectionneurs des autres festivals, des réalisateurs et puis des producteurs pour de prochains courts ou un hypothétique long... On a parfois l'impression de faire uniquement des films pour la profession. Pas ce soir. Non. Il ne faut pas que mon film se fasse remarquer, qu'il plaise à tel sélectionneur ou producteur. L'enjeu est beaucoup plus personnel, intime. Pour la première fois, je vais le montrer à ceux dont il parle : des jeunes sans logement, des jeunes qui ont connu la rue et qui vivent avec la peur d'y retourner. Plus je marche et plus je réalise que cette soirée prend en fait l'allure d'un rite de passage : comme s'il fallait que mon film soit accepté par les jeunes et l'équipe du centre pour que je puisse m'en détacher et lui laisser enfin vivre sa vie.
En poussant la porte du CHRS, je replonge aussitôt dans l'ambiance. C’est ici qu’on a tourné toutes les séquences qui se passent dans le centre. Je revois le long travelling posé dans la cour pour filmer l'arrivée de Sophia, la tour montée pour éclairer la chambre 101, sa chambre dans le film mais surtout celle de jeunes qui nous ont autorisés à y tourner.
Dans la salle de la télévision du foyer, je retrouve l'équipe de Georges Sand : David Kanté, le directeur, Sophie Grimaut, la directrice adjointe et Sandrine N'Daye, une assistante sociale. Ils espèrent que ce sera une soirée joyeuse et festive : trois autres films seront projetés et ils ont prévu pop-corn, boissons et confiseries pour tout le monde. Différentes personnalités importantes des services sociaux de la ville de Paris sont également attendues. Pour l'occasion, un drap a été accroché au mur et un vidéoprojecteur, prêté. Des petites enceintes d’ordinateur sont posées sur une table. J’ai peur que ça n’aide pas à la bonne réception du film. Les dix dernières minutes sont sans dialogue et l'action se déroule en grande partie de nuit...
J’ai eu beaucoup de chance de rencontrer une direction aussi ouverte que celle du foyer Georges Sand. Ils ont accepté le tournage d’un film qui présente une institution sociale dans un moment délicat et terriblement redouté : celui de l’annonce d’une fin de séjour. Un moment d’une extrême violence ; un échec pour l’hébergé, mais aussi pour les travailleurs sociaux qui n’ont pas réussi à l’amener sur les voies de la réinsertion.
Ce moment traumatisant, je l'ai moi-même vécu, au plus près, en 2009, pendant le tournage d'un documentaire que je réalisais : Devenir acteur de sa vie ?
Dans ce documentaire, je suivais les ateliers de théâtre de Nicole Charpail, une comédienne qui intervient dans des CHRS de Montreuil.
Parmi eux, Patrick, 25 ans, d’origine guadeloupéenne et une capuche toujours vissée sur la tête. J'aimais son allure singulière, son histoire et la manière dont il la représentait dans les ateliers de Nicole. Patrick voulait être animateur et refusait les petits boulots plus accessibles proposés par ses assistantes sociales. Cette obsession provoquait de nombreuses tensions avec l'institution et un jour, il a été renvoyé. Il s'est retrouvé à la rue. Au moment de cette annonce, j'étais là, dans sa chambre, à côté de lui, caméra à la main. Ce fut un choc émotionnel extrêmement fort, pour lui et par ricochet, pour moi aussi. J’ai fini mon film et aidé Patrick comme j’ai pu, pour des soins, ses papiers ou pour qu'il passe son diplôme d'animateur. Mais du jour au lendemain, il a disparu, sans laisser de trace.
Le besoin d’écrire Ceux qui restent debout est né de cette expérience. Un besoin presque vital. Besoin de raconter ce moment où j'ai vu dans les yeux de ce jeune homme d'à peine 25 ans la peur de se retrouver à la rue, de passer la nuit dehors, de ne pas savoir ce qu'il allait devenir.
A Paris, on voit tous les jours des SDF, mais on ne sait rien d'eux, rien de ce moment où tout a basculé…ils s’allongent petit à petit sur l’asphalte, et après ? Que se passe-t-il ? Que deviennent-ils ?
Pour mettre en scène ce moment terrifiant, j’ai mis de côté l’approche naturaliste. Il me paraissait plus juste de privilégier un travail sur les sens, l’atmosphère. J’ai alors eu le désir de tenter un film « social-fantastique ».
Cette approche a plu à la direction du centre Georges Sand et nous avons imaginé une manière d’impliquer dans le tournage, résidents et travailleurs sociaux. J’ai proposé aux jeunes un double projet : qu’ils participent au film comme comédiens/figurants et qu’ils réalisent leur propre film sur le film.
Cliff, Titouan, Kevin et Mohammed, âgés de 20 à 28 ans, qui ont tous connu l'expérience de la rue, ont donc interpellé différents membres de l'équipe du tournage, mais aussi les travailleurs sociaux, le directeur et d'autres hébergés sur les questions que traversent le film : le rapport à l'institution, au respect des règles, à une fin de séjour mais aussi la peur de se retrouver dehors et cette expérience tellement particulière de la rue.
Photo de tournage
Il est 20h et les hébergés rentrent dans la salle. Je cherche mes quatre vidéastes en herbes. Malheureusement, seul Kevin est là. Cliff travaille, Mohammed et Titouan ont quitté le centre. Je suis particulièrement déçu que Titouan soit absent. Il a été adopté par l’équipe et il nous a finalement accompagné sur toute la durée du tournage, travaillant avec les régisseurs du film.
La salle est pleine. Les premiers films commencent. Ce sont des courts-métrages documentaires réalisés par les hébergés et encadrés par Marie Maffre, une réalisatrice de documentaires. L'ambiance est joyeuse. Les rires fusent. Les jeunes sont heureux de se voir à l'écran. J’ai peur soudain que mon film casse l'ambiance. Il est noir, très noir... Mon tour arrive...je me lève et présente rapidement le film, l'histoire de Patrick. Tout le monde m'écoute avec attention. Je glisse le DVD dans le lecteur. Le noir se fait et le film démarre. Un lourd silence règne dans la salle. Sur le drap, Sophia arrive dans le centre. Quelques commentaires quand ils reconnaissent les lieux. Et puis vient la séquence de la mise à pied. Sandrine, l'assistante sociale, joue dans le film un rôle d'assistante sociale...quelques rires quand elle apparaît en gros plan, et puis à nouveau le silence ; un silence pesant...Sophia récupère ses affaires dans sa chambre et se retrouve dehors à appeler le 115. L’ambiance se tend. Quelques mouvements dans le fond de la salle, quelques mots résonnent. Un bruit de chaise, un brouhaha. Un jeune sort, rapidement, fébrilement. Le film se poursuit. Dans un moment suspendu, Sophia voit sur le sol des corps de SDF inanimés, prisonniers de l'asphalte...un nouveau bruit dans le fond, et un autre jeune sort...je m'enfonce dans mon fauteuil. Je ne suis pas du tout à l'aise.
Le film se termine. Petit moment de flottement. Applaudissements. Les lumières s’allument. Mme Grimaut, la directrice-adjointe remercie tous les participants. Je me lève, j'aimerais échanger avec les jeunes avant qu'ils ne partent. Mais ce sont eux qui m'interpellent. Un de ceux qui est sorti pendant la projection est revenu : « Il est très beau votre film monsieur. Si je suis sorti, c'est pas parce que j'aimais pas, c'est parce que c'était trop dur, ça me rappelait des mauvaises choses, mais c'est vraiment un beau film. Vous allez aller aux Césars avec ! ». Un autre, dans le fond : « C'est très dur mais c'est comme ça ! C'est bien montré ! Il y a pas à dire, ça fait quelque chose. Ca m'a beaucoup touché ». D’autres me posent des questions sur les effets spéciaux.
La discussion continue avec les travailleurs sociaux. Et je me rends compte que ce sont eux qui sont les plus marqués. Certains avaient déjà vu le film. Ils l'ont aimé mais l'ont trouvé très noir et très dur pour les jeunes. Ils ne me le disent pas mais je le sens, certains le trouvent peut-être même trop dur. « C'est tout ce qu'ils essaient d'oublier. » me glisse la psychologue du centre. « Pendant le film, j'ai du aller dans le fond, m'asseoir à côté d'eux, certains m'ont pris la main...Ils avaient besoin d'être rassuré... ». Mme Grimaut me parle d'un moment du film qui l'a particulièrement bouleversé. J’imagine qu’il s’agit d’une des séquences « fantastiques » de nuit, mais non... « c'est le moment où la jeune fille ouvre son placard et récupère ses affaires pour les mettre dans son sac avant de partir. J'en ai eu les larmes aux yeux. Ce sont pour nous aussi les moments les plus violents, les plus durs à encaisser. Voir un de nos hébergés partir, est toujours très traumatisant... ». Sandrine, qui avait déjà vu le film, reconnaît qu'ils auraient peut-être du organiser un vrai temps d'échange après la projection, pour qu'ils puissent revenir sur les images, en parler. « Ils y en a qui risquent de mal dormir ce soir...C'est dur pour eux de voir ça, en plus, le film se passe dans le centre dans lequel ils vivent en ce moment… et en même temps, ils sont contents de voir dans un film ce qu'il leur arrive... ».
Avant de partir, l’équipe me donne rendez-vous en 2014, pour venir présenter le documentaire réalisés par les hébergés, mais aussi pour organiser une nouvelle projection du court-métrage. Nous prendrons cette fois le temps de regarder le film en nous arrêtant, séquence par séquence, pour analyser les situations, revenir sur le tournage, discuter des intentions, du pourquoi de ce surgissement de l'étrange, du fantastique... D'autres personnes de l'équipe viendront surement avec moi : le chef opérateur Tristan Tortuyaux, le monteur Antoine Rodet, la conseillère artistique Julie Galopin et la comédienne, Louise Szpindel. Tous les hébergés veulent absolument savoir ce que ça lui a fait de jouer le rôle d'une jeune fille qui se retrouve à la rue.
En marchant sur les trottoirs de Montparnasse, je me sens un peu plus léger. Sensation étrange d'avoir peut-être réussi mon rite de passage. Toute la fatigue et les frustrations accumulées pendant ces deux années de travail, semblent s’apaiser...
Dix jours plus tard, j’apprends que Ceux qui restent debout est sélectionné au festival Premier Plan d'Angers.
Le film peut commencer à voler de ses propres ailes…
Jan Sitta
Quelques informations sur Ceux qui restent debout:
- En compétition au festival européen Premiers Plans d'Angers:
- À la Cinémathèque française:
le 13 février à 20h30 au cours d'une soirée cinéma de poche-répérage N°8.
Lien pour le rdv
- Sur France 2, le 26 janvier dans l'émission Histoires Courtes à partir de 0h20.