Pour information, la lettre de démission de Lucas Belvaux de l'ADRC, Agence pour le Développement Régional du Cinéma.
Mesdames, Messieurs les administrateurs,
Monsieur le délégué général,
Chers amis,
Je vous fais part de ma décision de démissionner de la présidence de l'ADRC suite à l'annonce par les ministères de tutelle de l'extension de la convention collective telle qu'elle est envisagée.
À quoi sert de défendre l'idée d'une exception culturelle en dehors de nos frontières si c'est pour la fouler aux pieds ici ?
Cette décision enterre définitivement ce qu'il restait de la solidarité interprofessionnelle qui, depuis des décennies, a fait la spécificité et la force du cinéma français.
En accédant à ces revendications corporatistes, les ministres ont choisi de favoriser les intérêts de la part la plus industrielle du cinéma et ce, sans étudier réellement les objections des producteurs indépendants. C'est un choix qui, de fait, interdira d'oser des formes nouvelles, qui empêchera de tourner, les cinéastes dont les films ne correspondent pas aux a priori du marché, de l'industrie, des télévisions ou des commissions qui auront à décider quel film peut se tourner ou pas en vertu d'un numerus clausus dont personne n'a encore définit le fonctionnement, mais dont il est déjà acté que le but est de diminuer le nombre des films qui pourront se tourner.
Avec ce système, jamais je ne serais devenu cinéaste, jamais je n'aurais tourné PARFOIS TROP D'AMOUR ou POUR RIRE !
Films imparfaits, sans doute, mais qui m'ont aussi permis de réfléchir à mon travail futur, de rencontrer les spectateurs, d'échanger avec eux, d'évoluer.
Ces films, j'ai pu les faire grâce au système qu'il était, grâce à la solidarité et l'engagement des techniciens qui ont accepté les conditions qui leur étaient proposées mais aussi, grâce à l'audace des producteurs qui ont osé me faire confiance.
Si ces films ont été montrés et vus, ce fut aussi grâce à la solidarité, à la générosité et à l'engagement d'autres réalisateurs, ceux qui ont créé et fait vivre l'ACID. C'était une époque où les réalisateurs s'unissaient pour défendre l'intérêt général.
C'est à l'occasion de ces sorties de films, pas nécessairement faciles, que j'ai rencontré pour la première fois des exploitants indépendants, que j'ai appris à connaître leurs problèmes, leurs difficultés, les organisations qui les représentaient. Leurs contradictions, aussi, parfois.
Je crois que les solidarités naissent aussi de la connaissance, et de la reconnaissance, mutuelle.
Avec les nouvelles règles qu'induisent ce nouveau système, ses verrous visant à faire baisser le nombre de films produits à travers un numerus clausus de films ayant droits à des dérogations, je n'aurais jamais fait UN COUPLE ÉPATANT, CAVALE, APRÈS LA VIE.
En effet, quelle commission aurait accepté qu'un projet aussi improbable économiquement monopolise autant de place dans un système verrouillé ?
Non, dans le système vers lequel nous allons, je n'aurais jamais fait cette trilogie. Je ne suis pas sûr que ça aurait été une grande victoire pour le cinéma français et ceux qui le font.
Sans ces 5 premiers films, les suivants n'auraient évidemment pas vu le jour. Pourtant, ces films ont généré des centaines de journées de tournage, des dizaines d'emplois...
Ces films ont trouvé leur place sur le marché.
Les gens qui ont travaillé dessus n'ont pas été exploités.
Bref, pour le bénéfice des plus favorisés, on sacrifie les plus jeunes, les plus fragiles mais aussi les plus audacieux. On sacrifie l'emploi, on sacrifie l'avenir.
De cette belle idée que l'art et la culture ne sont pas des produits comme les autres, il ne restera bientôt plus que des règles protectionnistes au profit d'une industrie comme une autre, "culturelle" sans doute, mais vidée de ses ambitions, de toute sa dimension artistique.
Au nom de quoi les défendra-t-on désormais ?
Après avoir été un art et une industrie, le cinéma sera désormais une industrie et un commerce comme les autres.
Ce n'est pas à vous que j'expliquerai que tout cela va de pair avec une concentration de l'exploitation toujours plus importante, envahissante, étouffante. Hégémonique.
Toujours moins de diversité, de différence, d'audace. Toujours moins de liberté de créer, d'inventer, de montrer.
Les intérêts particuliers prenant désormais ouvertement le pas sur l'intérêt général, le Ministère de la Culture accompagnant ce mouvement, je ne vois plus quel sens donner à mon engagement au sein de cette agence ou de toute autre instance se réclamant de l'intérêt général.
Au long de ces sept années, j'ai beaucoup appris à votre contact et je regretterai ces échanges et ces liens, ces confrontations aussi.
Je continue de croire que la vie d'un film commence avec l'écriture d'un scénario et se termine dans la mémoire d'un spectateur et qu'à chaque étape de cette vie,
il y a une femme, un homme, dont la vie du film dépend. Que tous ces intervenants auraient dû continuer à se battre ensemble, comme ce fut longtemps le cas, pour l'intérêt du cinéma, l'intérêt, l'intérêt général.
Je crains que ce ne soit plus le cas.
Je souhaite, bien sûr, à l'agence une très longue et très belle vie, ce qui serait la preuve que partout en France, des gens aiment encore toutes les formes de cinéma et se battent pour les montrer. Pour ma part, j'essaierai de faire des films avec le même enthousiasme, le même plaisir, le même engagement, la même foi dans le cinéma, dans ce qu'il a été et qu'il sera encore, j'espère.
Je voudrais vous remercier tous pour vos engagements, pour la bienveillance et la confiance que vous m'avez accordées, pour ce que vous m'avez appris.
Pour finir, je voudrais saluer tous les salariés de l'Agence et leur dire à quel point je suis admiratif du travail qu'ils accomplissent chaque jour, de la façon dont ils se sont mobilisés et ont réussi à faire évoluer leurs pratique et leur outil lors de la mutation numérique que nous venons de vivre.
Mon arrivée à l'ADRC a été, pour le moins, chaotique, mon départ se fait dans des conditions plus tristes, croyez bien que j'en suis désolé.
Très amicalement et très tristement.
Lucas Belvaux