Cinquième entretien. Rencontre avec Frédéric Jouve, fondateur des Films Velvet. Il a produit, entre autres, les films de Stéphane Demoustier et de Rebecca Zlotowski.
Propos recueillis le vendredi 28 mars par Louis Séguin, avec Rebecca Zlotowski.
Avez-vous arrêté des films en cours de développement, de tournage ou de préparation à cause de la convention collective ?
Non, pas pour l’instant. Nous avions tourné un film avant la convention. Si on avait démarré le tournage cette année, on serait dans l’annexe 3, dans la clause dérogatoire. Les techniciens ont été payés à -30%. Mais une partie de la postproduction se fait dans la convention, et tous les techniciens sont payés au tarif. Donc la postproduction nous a coûté plus cher : autour de 35 000 euros.
Est-ce que la convention influence les projets sur lesquels vous vous engagez ?
Je n’ai pas arrêté de développements, mais je me demande comment on va réaliser les projets que je développe. Si j’en étais à ne pas vouloir produire un film parce qu’il y a trop de scènes de nuit, je changerais de métier. Mais c’est vrai que sur un film qu’on développe actuellement, on s’est posé des questions. C’est un film qui se passe en Haute-Savoie, et on va peut-être tourner en partie en Suisse. De toutes façons, faire un film c’est trouver des solutions.
Cela conduit à avoir une pensée très pirate, à vouloir enfreindre la loi.
On a toujours eu une pensée pirate. Pas en défaveur des techniciens : en faveur des films. Je crois que la problématique est globale : dans les dix ans à venir, quel cinéma va-t-on faire, comment va-t-on pouvoir le faire ? Avant, on distinguait les films à moins de 4 millions et les films à plus de 4 millions, à cause de la clause de diversité de Canal +. Maintenant, il y a ce nouveau braquet à 3,6 millions d’euros. Cela change complètement la philosophie de fabrication des films. L’annexe 3, en imposant des salaires plus réduits pour certains chefs de poste, risque de nous empêcher de proposer ces films à des techniciens expérimentés. On risque de se retrouver partagé entre le désir de faire des premiers et deuxièmes films ambitieux, ce qui semble être l’orientation des partenaires financiers, et l’impossibilité de réunir les sommes suffisantes pour fabriquer de tels films dans le nouveau cadre que la convention impose.
Les victimes principales de cette annexe 3 sont les chefs de postes ?
Oui, elle nivelle par le bas le salaire des postes cadres. Je ne crois pas qu’on puisse demander à un chef opérateur ou un chef décorateur qui a fait vingt films d’être payé autant qu’une costumière qui fait son premier long métrage. Je n’aime pas l’idée que les films fauchés sont faits pour les techniciens débutants. J’estime que le cinéma est une affaire de transmission, et pour un premier film il est important d’avoir des gens un peu aguerris, qui vont pouvoir diriger des choses.
Et ces techniciens aguerris ont aussi intérêt à travailler avec la jeune génération.
Évidemment. Le cinéma est une économie de prototypes, on doit pouvoir ajuster les choses. Et la convention fixe un cadre absolument rigide à cette économie de prototypes, ce n’est pas cohérent. On va se retrouver avec un cinéma à deux vitesses : un cinéma fauché, subventionné et de plus en plus mal subventionné, et un cinéma de marché qui ne sera plus accessible au film que nous aimerions fabriquer.
Comment produiriez-vous Grand Central aujourd’hui, dont le budget tournait autour de 3 millions d’euros ?
On n’aurait jamais pu le faire comme on l’a fait avec cette convention. Soit on serait tombé sous le coup de l’annexe 3 et on aurait dû payer certains techniciens à -50%, et je ne suis pas sûr qu’ils auraient accepté. Soit hors de l’annexe 3, et ça aurait été impossible.
Il n’est plus envisageable de faire des films ambitieux à moins de 3,6 millions d’euros ?
Ce n’est pas impossible, mais cela complique sérieusement les choses. On peut toujours fabriquer un film à 1,5 million d’euros en payant tout le monde au tarif, si l’on veut être libre. Mais ça veut dire qu’on ne tourne que trois semaines, qu’on réduit des dépenses. On va bien sûr réduire le salaire du producteur et les frais généraux, mais c’était déjà le cas ! Quand j’ai produit Belle Epine, le film m’a coûté personnellement 40 000 euros. Je ne prends pas de salaire producteur ni de frais généraux et en plus le film me coûte ces 40 000 euros de dettes, que je n’ai pu rembourser que grâce au film que j’ai fait après.
Voyez-vous des avantages à cette convention ?
La convention collective a permis de réhabiliter certains postes qui donnaient beaucoup sur les tournages et qui n’étaient pas bien rémunérés. Les régisseurs essentiellement, et les ouvriers. Un stagiaire régie ne pourra plus être exploité comme sur certains tournages avant, ce qui est plutôt bien. Mais tout encadrer, c’est compliqué. Des cinéastes comme Emmanuel Mouret ou Robert Guédiguian, pour ne citer qu’eux, qui ont l’habitude de travailler avec des petites équipes, les mêmes depuis longtemps, dans des rythmes particuliers, ne pourront plus faire leurs films comme avant.
La variable d’ajustement principale sera le temps de tournage ?
Oui. Faire un film, c’est adapter une histoire. Donc on ne doit pas changer ce que l’auteur veut raconter. Ou alors on n’écrit plus ces scénarios-là, on ne fait plus que des huis-clos. Ce qu’on peut négocier, c’est le nombre des techniciens ou leur expérience, le temps de tournage, les décors, les costumes et le matériel de tournage… finalement, tout ce qui fait la qualité d’un film.
Avec cette convention, on ne peut absolument pas dépasser les horaires ; au bout d’un moment, les techniciens sont obligés de partir. J’ai vu le cas d’un chef opérateur et d’un chef électro qui ne pouvaient pas faire un pré-light parce qu’ils avaient fait trop d’heures dans la semaine. Dans ce cas, ils sont obligés d’envoyer quelqu’un pour le faire à leur place, même contre leur gré.
Les techniciens ne sont donc pas tous gagnants avec cette convention ?
Le problème, c’est qu’on a l’impression d’être devenus des capitalistes affreux profitant du prolétariat. Il y avait des postes négligés, mais pas sur les films fragiles, à mon avis. On ne néglige pas les gens quand on a une équipe de quinze personnes avec deux régisseurs. On néglige les gens quand on a une équipe de trois cents personnes dont vingt à la régie dont on ne connait pas le prénom.
Est-ce qu’il y a vraiment eu représentativité des techniciens dans les négociations ? On peut se le demander. Cette convention a été négociée par des gens qui font des films au tarif pour des gens qui font des films au tarif, sans prendre en compte la création.
Pourquoi n’avez-vous pas réussi à vous faire entendre, vous producteurs indépendants ?
Parce qu’on n’a aucun poids politique. On n’a pas de salles, pas de catalogue significatif. On peut se demander si les groupes d’exploitants étaient les mieux placés pour décider seuls d’une convention qui s’applique globalement à la production.