Tribune de la Société des réalisateurs de films (SRF)

« ...Et par ailleurs, le cinéma, c’est aussi un art »
Communiqué de presse
14/05/2019

On se souvient de la célèbre formule d’André Malraux : « le cinéma est un art ; et par ailleurs c’est aussi une industrie ». Pendant des décennies, cette conception duale (art et industrie) a fondé toutes les politiques françaises de soutien au secteur, faisant du cinéma français le contre-modèle le plus puissant au cinéma américain. 

Cette politique s’est avant tout incarnée dans l’action du CNC, et son système de taxation des billets de cinéma qui permet, sans demander un sou de plus aux contribuables, de rééquilibrer sans cesse les deux pôles, tout en s’adaptant aux nouveaux usages. 

Face à un monde saturé d’images de toutes sortes, on a besoin, plus que jamais, de films qui interrompent ce flux, qui offrent un point de vue singulier, complexe et sensible sur le monde contemporain ou proposent de nouveaux imaginaires. Ces films-là sont pourtant de plus en plus difficiles à produire et atteignent de moins en moins souvent leur public. 

La pression du marché est devenue telle aujourd’hui qu'elle contamine tout le processus, de l'écriture à la commercialisation des films. L’idée mortifère qu’une œuvre ne puisse être jugée qu'à l'aune de ce qu'elle rapporte progresse tous les jours dans une indifférence générale et désarmante. 

Le poids des télévisions est considérable dans cette pression exercée sur les films. D’un certain désamour pour le cinéma, nous sommes insidieusement passés à une forme de mépris plus ou moins affiché, quand ce n’est pas de la franche hostilité. Plus d’émissions sur le cinéma qui ne soient pas promotionnelles, plus de rendez-vous réguliers, plus de réflexion ou d’invention dans la programmation (à l’exception remarquable d’Arte). La télévision ne sait plus montrer les films. France télévisions court après les chaînes privées, qui courent elles-mêmes après leur part de marché. Chacun cherchant un consensus mou qui, en croyant s’adresser au plus grand nombre, tire tout le monde vers le bas. 

Du côté des salles de cinéma, ce n’est guère mieux. Le poids de la grande exploitation ne cesse de s’accentuer et met tout le secteur sous tutelle. L’unicité de chaque film se dissout dans la pure rentabilité d’établissements gigantesques. Un film chasse l’autre, dans une sorte d’obsolescence programmée, sans que les pouvoirs publics n’aient jamais jugé bon de prendre des mesures réellement efficaces pour freiner cette évolution. 

Dans ce paysage déjà fragilisé, l’arrivée de plateformes type Netflix ou Amazon, avec des moyens financiers considérables pourrait laisser croire à une bouffée d’oxygène. Mais à quel prix ? Car ici c’est, par nature, la vision industrielle des œuvres qui prévaut. Pouvons-nous créer librement en fonction d’algorithmes ? Comment faire face à des pratiques contractuelles qui s’installent sans respect du droit moral de l’auteur et sans garantie de rémunération pour l’exploitation monde de son œuvre (en dehors de la France) ? Comment freiner l’accélération du temps dans leur processus de création ? 

Du côté du CNC, longtemps considéré comme notre maison commune, les cinéastes ont de plus en plus de mal à se faire entendre. Obsédé par l'adaptation aux nouveaux usages, il accélère parfois le mouvement de cette crise générale au lieu d’y résister, davantage influencé par les plus puissants du secteur que par ceux qui se souviennent encore que le cinéma a longtemps été considéré comme un art. 

Fait d'époque, tout le monde, financeurs, décideurs ou algorithmes, ne cesse de penser qu'ils savent mieux que nous. Tous donnent leur avis sur le scénario, le casting, les thèmes à développer, le montage, le rythme du film... Pire encore, dans cette course éperdue au film qui marchera, plus personne n'ose désormais s'appuyer sur son propre goût mais sur ce qu'il fantasme de celui du public. 

De leur côté, les cinéastes résistent comme ils peuvent. Mais jusqu'à quand ? Jusqu’à quand pourrons-nous affirmer qu’une image de cinéma n’est pas une image comme les autres ? Que ce n’est pas une image de plus? 

Nous assistons à un changement radical de paradigme. 

Avant de basculer définitivement de l’exception culturelle à la norme industrielle, nous avons souhaité vous alerter. Car il nous semble que seule la prise de conscience de tous est capable d’ouvrir de nouveaux horizons. 

A l’approche du Festival de Cannes, de ses réjouissances et de ses promesses toujours renouvelées de cinéma, et alors que la loi audiovisuelle est actuellement en discussion, nous cinéastes de la SRF tenions à faire état de nos inquiétudes. 

Nous demandons au CNC, au Ministère de la Culture et aux parlementaires de se battre à nos côtés pour que les réajustements nécessaires à notre industrie ne se résument pas à un alignement sur le pire. 

Nous avons plus que jamais envie et besoin de renouveler et moderniser la production. Plus que jamais envie de formes nouvelles, de récits hybrides, vivants et audacieux. Plus que jamais envie de dialoguer avec les films des nouvelles générations en leur disant que oui, le cinéma est une industrie; et par ailleurs, c’est aussi un art. 

 

Signataires : 

Marie Amachoukeli, Jacques Audiard, Luc Battiston, Lucas Belvaux, Julie Bertuccelli, Bertrand Bonello, Lucie Borleteau, Guillaume Brac, Claire Burger, Thomas Cailley, Laurent Cantet, Malick Chibane, Hélier Cisterne, Catherine Corsini, Sylvain Desclous, Arnaud Desplechin, Alice Diop, Philippe Faucon, Pascale Ferran, Dyana Gaye, Yann Gonzalez, Joana Hadjithomas, Rachid Hami, Christophe Honoré, Agnès Jaoui, Thomas Jenkoe, Vergine Keaton, Héléna Klotz, Nicolas Klotz, Pierre Lacan, Alexandre Lança, Jean-Marie Larrieu, Arnaud Larrieu, Thomas Lilti, Bertrand Mandico, Naël Marandin, Paul Marques-Duarte, Jonathan Millet, François Ozon, Héloïse Pelloquet, Thierry de Peretti, Antonin Peretjatko, Nicolas Philibert, Bruno Podalydes, Katell Quillévéré, Lola Quivoron, Aude-Léa Rapin, Axelle Ropert, Christophe Ruggia, Thomas Salvador, Pierre Salvadori, Céline Sciamma, Morgan Simon, Justine Triet, Alice Winocour, Rebecca Zlotowski. 

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