Les pouvoirs publics, à travers la création du CNC, ont créé un système de financement de notre cinéma à la fois unique et vertueux.
Les films de l’industrie, français et étrangers, par leur succès sur notre territoire, en salles comme à la télévision, contribuent solidairement à financer les films d’auteur, qui souvent sont ceux qui rayonnent internationalement. Grâce à ce système, notre pays est aussi devenu un partenaire essentiel pour beaucoup de cinéastes européens et du reste du monde, notamment grâce aux nombreuses coproductions.
Le CNC a toujours été pensé comme un espace d’échange et de co-construction de notre système, avec l’ensemble de la filière. Ce dialogue permanent en a fait notre maison commune et aussi un allié indéfectible chaque fois que l’« exception culturelle » était menacée.
Or, avec l’arrivée de nouveaux acteurs industriels internationaux très puissants, nous constatons que le CNC, au motif d’épouser un mouvement de modernité et d’adaptation aux usages, menace à certains endroits cet équilibre vertueux, en répondant dans sa politique aux préoccupations des grands diffuseurs (grands circuits d’exploitation, chaînes) aux dépens de ceux qui fabriquent les œuvres, notamment la filière indépendante.
Fait révélateur, on réserve désormais un soutien spécifique aux films dits « de genre » - comme s’ils n’avaient pas leur place parmi les autres au sein de l’avance sur recettes, comme si la réponse à une supposée demande des acteurs du marché – plateformes, chaînes, d’ailleurs représentées dans ladite commission – justifiait cette ghettoïsation.
C’est en réponse à ces mêmes désirs supposés, et en voulant donner un signal aux plateformes, que le CNC s’aventure sur des voies parfois périlleuses en voulant expérimenter une sortie directe en VOD/SVOD sur tous les films, ouvrant aux « e-films » l’ensemble des soutiens spécifiques au cinéma. Mais de quels films parle-t-on ? Ainsi, au prétexte de désengorger la salle, on en fermerait vite les portes aux films les plus fragiles : ceux « qui gênent », ceux pour lesquels elle n’est déjà qu’entrouverte du fait de quelques sorties massives (et parfois sans succès).
Quid des financements privés, à commencer par nos partenaires distributeurs ? Sans alternative crédible à leur rôle de pré-financeur et de premier acteur dans la promotion des œuvres, ces e-films seraient aussi les premiers à voir leurs préfinancements amoindris, et leur visibilité plus que compromise dans l’océan des plateformes. Sans le rôle prescripteur de la salle, comment faire exister les œuvres dans des catalogues gigantesques, et assurer le renouvellement du cinéma ? Enfin, qu’espérer pour ces e-films en matière de répartition juste et transparente des recettes ?
A l’heure où les grands diffuseurs voudraient nourrir le flou entre œuvres cinématographiques et audiovisuelles dans l’objectif de mutualiser leurs obligations, le CNC se laisse encore tenter par son corollaire : des passerelles entre les fonds de soutien cinéma et audiovisuel. Face à cette porosité, à ces indistinctions commodes entre « contenus », qui d’autre que le CNC peut se porter garant de la singularité des formes ? C’est bien en assumant des distinctions, en protégeant des différences, que nos politiques ont garanti l’exception culturelle. Au prétexte qu’un auteur peut, lui aussi, passer d’un film à une série, les pouvoirs publics se sentent autorisés à effacer les frontières. Il est curieux de devoir rappeler qu’elles démarquent des langages différents : le cinéma est un voyage pensé dans le temps d’une séance et l’espace d’une salle ; la série déploie son univers dans la longueur, et répond par un certain art du récit à d’autres conditions d’adhésion et de fidélité du spectateur.
Les différences entre les formes font leur richesse. La singularité du cinéma n’est pas conjoncturelle. Elle suppose la liberté de ceux qui l’écrivent, le regard averti de ceux qui lisent et choisissent les projets, l’indépendance de ceux qui les fabriquent, la diversité de ceux qui les financent.